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Un bruit suraigu m’a fait tressaillir dans la torpeur de l’après-midi. C’était l’interphone qui tempêtait sur le palier voisin. J’ai renversé ma chaise en me ruant vers la porte de mon bureau. La machine infernale avait déjà cessé de meurtrir mes tympans. Mais j’avais tout lieu de craindre un nouveau martyre si je tardais trop à la neutraliser. Le voyant rouge clignotait sans merci dans la pénombre. J’ai frappé d’un doigt vengeur la touche idoine et le visage d’Ariane s’est affiché sur l’écran. – Salut ! dit-elle. On est en avance. Elle était attendue pour le dîner. La surprise m’ôta la parole. Et comme je ne disais rien, elle ajouta sur-le-champ pour se justifier :
– Il n’y avait personne sur la route.
Mais le ton me parut sec : mon silence la blessait. J’ai prononcé d’urgence quelques mots d’accueil d’une voix chaleureuse pour compenser mon accès de mutisme. Puis j’ai pressé le bouton qui servait de sésame. La grille du portail s’est ouverte en grinçant. Une voiture blanche, maculée de boue (car il avait plu), s’avança dans l’allée principale. Ariane conduisait lentement avec des précautions qui étaient méritoires. Elle ne connaissait que trop la loi d’airain qui régentait l’usage des véhicules dans l’enceinte du parc : on ne devait pas les voir au-delà du nécessaire, et même ils devaient disparaître dès qu’ils ne servaient plus. Une ancienne écurie les abritait, dont les portes coulissantes se fermaient sans mal. J’étais sur ce point d’une rigueur féroce qui ne souffrait pas d’exception. Rien ne devait altérer la poésie de ces lieux bucoliques, et je faisais la guerre aux récalcitrants. De là me venait la réputation de franc misanthrope que m’imputaient mes hôtes. Mais si je préférais les arbres aux carrosseries, où donc était le crime ? * Ce fut alors seulement que j’ai compris cette évidence : Lopakhine se moquait bien de ses lotissements. Le mot qu’il voulait entendre des lèvres de Lioubov était le mot qui scellait son consentement : elle devait seulement lui dire oui.
Il ne faisait que lui rendre ce qu’elle lui avait donné quand il avait quinze ans et qu’elle l’avait soigné parce qu’il saignait du nez, son père, ivre, l’ayant battu. C’était le souvenir que Lopakhine évoquait au début de la pièce en termes éblouis : un souvenir lumineux qui le hantait encore. Elle avait parlé de ses noces en guise de consolation, ses noces à lui, quand il serait grand. Mais quelles noces ? Il n’y en aurait jamais car il n’en voulait pas. La vérité vraie (la seule vérité) obligeait à dire que Lopakhine était amoureux de Lioubov, et qu’il lui faisait, à la façon rustre d’un fils de serf, sa demande en mariage. Oui. Elle devait dire oui. Mais il savait bien que c’était impossible.
Le petit moujik, comme elle aimait à dire, s’était épris de sa maîtresse le jour du coup de poing, tant elle incarnait tout ce qu’il rêvait d’avoir, et qu’il n’aurait jamais, même avec de l’argent. Il n’avait pas l’intention d’épouser Varia, sa fille adoptive, que Lioubov lui jetait dans les bras, parce que c’était elle qu’il rêvait d’épouser sans le moindre espoir. Alors oui, le petit moujik était devenu grand, et même il était devenu riche, beaucoup plus riche qu’elle, qui était criblée de dettes. Et oui, elle devait dire oui quand il proposait de lotir la Cerisaie parce qu’il voulait la sauver en sauvant son domaine. Mais il y avait une chose qu’il ne pouvait comprendre et que Lioubov comprenait si bien. Le sauvetage qu’il lui proposait avec tant de passion, de foi, d’énergie, serait bien pire que la vente du domaine, car il détruirait le meilleur d’elle-même, son histoire, sa famille, son enfance, tant de rêves, de souvenirs et d’illusions qu’ils tramaient toute une vie (la sienne) – bien pire en un mot que tout le reste : une mort annoncée. * Ce fut alors qu’il éleva la voix pour demander sur un ton naturel si tout le monde était là. Puis il répéta la question pour mieux s’assurer qu’il n’y avait plus personne après eux. Et comme nul ne répondait (car il sortait du texte), il fit mine de chercher dans les recoins de la grange s’il restait quelqu’un. La pantomime était d’une vérité criante. Il regardait partout, jusque sous les sièges, au cas où le vieux Firs, valet de chambre égrotant, se fût assoupi à même le sol. Quand il revint vers nous, qui étions groupés dans le fond de la grange, aux prises avec une terreur sourde, il s’arc-bouta sur ses jambes, et levant la tête, il lança vers le ciel d’une voix tonitruante ces deux mots que Tchekhov n’avait même pas écrits, quoique la tradition leur eût fait un sort : On ferme ! C’était un avertissement qui semblait un ordre tant il était impérieux. Mais il n’eut pas d’écho. La grange était sourde. Et nous étions muets.
On ferme ! gronda-t-il de nouveau pour s’assurer qu’on l’entendait bien. Il était si pénétré de son rôle qu’il avait cessé de nous voir. En vrai propriétaire, il sortit de sa poche la clef de la grange (une clef rouillée de grande taille) et se mit en devoir de verrouiller l’une après l’autre des portes imaginaires. Chaque tour de clef suscitait la même apostrophe qui prenait à force le tour mécanique d’une mélopée lente : On ferme ! Un gardien de prison n’aurait pas fait mieux. Nous étions effarés par ce manège somnambule. Quand il revint vers nous d’un air satisfait qu’on devinait dans l’ombre, il eut un sourire. Tout était en ordre. Il ne nous voyait plus. C’était Lopakhine en personne qui se frottait les mains. Nous avons dû refluer vers l’entrée de la grange. Il nous poussait dehors comme un troupeau de moutons. Au moment de clore les battants du portail, Richard cria comme jamais pour la dernière fois la formule vengeresse qui condamnait enfin sa vie d’avant, sa famille, son passé, à la réclusion perpétuelle. On ferme ! hurla-t-il à pleins poumons. Ce fut le vent qui renvoya l’écho… * La boîte ne laissait aucun doute sur son origine. C’était bien le thé que réchauffait naguère le samovar de la grange : un thé de Chine, aussi noir que le jais, qui tuait le sommeil. – Vive le thé russe ! ai-je dit, badin, pour cacher ma surprise, qui n’allait pas sans déception. J’aurais mieux aimé retrouver mes esprits dans la solitude. Mais j’avais tort de badiner. Ariane garda le silence. Elle se contenta de tourner la tête et j’eus aussitôt la vision du désastre. L’insomnie lui fripait le visage en lui brouillant le teint. Le front se creusait de rides et les yeux, qui étaient rouges, se chargeaient de cernes. Mais le pire était encore son expression navrée de chien battu. Je n’osais pas lui poser la moindre question. Ce fut elle qui sortit de son mutisme en buvant son thé. Je me doutais un peu de ce qu’elle allait dire tant le scénario me semblait prévisible. Elle avait eu vers minuit la grande explication que l’on voyait venir avec Roland, qui avait si bien perdu ses nerfs qu’il s’était montré sous un jour inconnu : coléreux, querelleur, et même violent. Deux heures durant, ils s’étaient jetés à la figure toutes les invectives qui attendaient leur tour dans le puits sans fond de leur ressentiment. Telle était leur véhémence qu’elle crut même un court instant qu’ils en viendraient aux mains. Roland se contrôlait si peu qu’elle finit par en avoir peur. Alors elle claqua la porte de leur appartement pour se réfugier dans la bibliothèque, où elle avait passé la nuit sur le divan. Comme il fallait s’y attendre, elle n’avait pas fermé l’œil, à l’écoute des bruits qui lui semblaient suspects dans les dernières convulsions de la tempête.
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