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APRÈS LA BÉRÉZINA Le quartier général fut établi le 2 (décembre 1812) à Sélitché, presque aussi mal que la veille ; mais on y trouva beaucoup de pommes de terre. La joie que chacun éprouva de pouvoir manger à sa faim ne peut se peindre. Le froid était tel que le bivouac n’était plus supportable. Malheur à ceux qui s’y endormaient ! Aussi la désorganisation gagnait-elle sensiblement la Garde. On rencontrait à chaque instant des hommes que le froid avait saisis et qui s’arrêtaient et tombaient par faiblesse ou par engourdissement. Les aidait-on à marcher ou plutôt les traînait-on avec peine ? Ils vous suppliaient de les laisser s’arrêter. Les déposait-on près d’un bivouac (il y en avait avec du feu tout le long du chemin), dès que ces malheureux s’assoupissaient, ils étaient morts. S’ils résistaient au sommeil, un autre passant les menait un peu plus loin, ce qui prolongeait leur agonie pendant quelques instants, mais ne les sauvait pas, car, dans cet état, l’assoupissement que produit le froid est une puissance à laquelle on ne peut résister ; on s’endort malgré soi, et s’endormir, c’est mourir. J’ai cherché à sauver plusieurs de ces malheureux, mais en vain. Ils n’articulaient quelques mots que pour demander en grâce qu’on les laissât un peu dormir. A les entendre, ce sommeil devait être leur salut. Hélas ! c’était le dernier soupir d’un malheureux, mais ce malheureux cessait de souffrir, sans douleur, sans agonie. La reconnaissance, le sourire même étaient empreints sur ses lèvres décolorées. Ce que je raconte des effets du froid et de ce genre de mort par la congélation, je l’ai remarqué sur des milliers d’individus. La route était couverte de cadavres de ces malheureux. L’Empereur s’arrêta quelques moments au passage de la Villia, dans le corps de garde placé sur une éminence qui dominait la route dans une assez grande étendue. C’est de là que je vis ce que des isolés racontaient depuis plusieurs jours et qu’on se refusait à croire. Les cosaques, fatigués de tuer nos isolés et de faire des prisonniers, qu’ils étaient obligés de conduire sur les derrières, ce qui les éloignait, pendant ce temps, du service où ils faisaient chaque jour du butin, dépouillaient ceux qu’ils rencontraient, s’ils avaient un bon vêtement, et les renvoyaient presque nus. J’en ai vu qui leur en donnaient en échange un moins bon qu’ils avaient pris sur un autre ou sur quelque malheureux mort sur le chemin. Tous ces cosaques aveint une énorme friperie, partie sous leur bois de selle, en guise de panneaux, partie en dessus, en guise de coussins : aussi n’avaient-ils jamais été élevés aussi haut sur leurs chevaux. * À LA GUERRE L’Empereur avait besoin de beaucoup de sommeil, mais il dormait quand il voulait, et dans le jour comme la nuit. La veille d’une bataille n’a jamais troublé son repos et, même pendant l’affaire, quand il jugeait qu’elle ne pouvait se décider que dans une ou deux heures, il se couchait à terre, sur sa peau d’ours, et dormait profondément. J’en ai encore été témoin à la bataille de Bautzen, entre onze heures et demie et une heure. Après avoir parcouru toute la position, il dit : « Il faut laisser marcher l’affaire. Je ne puis porter les grands coups que dans deux heures ». Et il dormit plus d’une heure. A la guerre, on le réveillait pour tout. Le prince de Neuchâtel (le Maréchal Berthier), qui recevait les rapports et connaissait ses intentions, ne le ménageait pas. L’Empereur se levait toujours à onze heures du soir ou, au plus tard, à minuit, heure à laquelle arrivaient les premiers rapports des corps d’armée. Il travaillait deux à trois heures, souvent même plus, pour confronter les rapports, examiner les mouvements sur les cartes et donner des ordres. Il les dictait tous au major général ou à, un secrétaire et le prince de Neuchâtel les transmettait. Quelquefois, il écrivait aussi lui-même aux commandants des corps d’armée, afin de fixer davantage leur attention, s’il s’agissait de choses importantes, ce qui n’empêchait pas la partie officielle de passer par l’état-major général. L’Empereur s’occupait des moindres détails. Il voulait imprimer à tout l’action de son génie. Il me faisait venir, pour les ordres du quartier général, des officiers d’ordonnance, pour les officiers de son état-major, pour la correspondance, les estafettes, les postes, etc. Les chefs de la Garde, l’intendant de l’armée, le chirurgien en chef, le brave Larrey, tous étaient mandés au moins une fois chaque jour. Rien n’échappait à sa sollicitude. On peut donner ce nom à sa prévoyance, car aucun détail ne lui semblait indigne de son attention. Tout ce qui pouvait contribuer au succès, au bien-être du soldat, lui paraissait digne de fixer chaque jour ses regards. On ne peut pas dire de l’Empereur qu’il se soit jamais endormi au sein de la prospérité, car, quelque grand que fût un succès, il s’occupait, au moment où il venait de l’obtenir, de toutes les précautions qu’il aurait prises s’il avait eu un revers. * CASSER LES VITRES Si j’ai omis beaucoup de choses dans les détails que je viens de donner sur les conversations que j’ai eues avec l’Empereur pendant notre long tête-à-tête, je puis, du moins, garantir l’exactitude de de ceux que je rapporte et, le plus souvent même, celle des paroles. Ma conscience ne m’a pas plus trompé que ma mémoire. J’avais depuis longtemps l’habitude de dire franchement à l’Empereur ce que je pensais, sans craindre de le choquer, et je lui dois la justice de déclarer que, pendant ce voyage, il m’a plutôt invité à casser les vitres qu’à ménager mes expressions. Il m’y encourageait même par la franchise de sa discussion et de ses confidences. Il m’a prouvé ce que je pensais déjà, que, s’il n’aimait pas toujours toutes les vérités, il estimait cependant, ceux qui les disaient en conscience. Dans d’autres circonstances, si la conversation tombait sur un point qu’il ne voulait pas traiter, il la rompait d’une manière quelconque : si c’était chez lui, en vous quittant ou vous congédiant, ou l’interrompant par un ordre étranger au sujet dont on parlait, quelquefois aussi par ces mots : « Vous n’entendez rien à cela ».
Dans le traîneau, au contraire, il excitait toujours. Se sentait-il blessé ? Il plaisantait. IL témoignait avant tout le besoin d’épanchement. Quelques réflexions lui déplaisaient-elles trop, il changeait, pour le moment, de thèse, mais revenait, ou ce jour-là ou le lendemain sur la même question. L’Empereur eut, j’ose l’assurer, la bonté, pendant tout ce voyage, de m’écouter, presque toujours sans se fâcher et je pus, je le répète, me convaincre, par la nature et la franchise de ses conversations, que l’on pouvait avoir beaucoup de droits à sa confiance sans en avoir à sa faveur.
L’Empereur dormait en voiture comme dans son lit, plusieurs heures de suite. En tout, son organisation physique ne le cédait pas au moral. Il avait toute la force, toute la santé dont il avait besoin. On peut dire qu’il eut toujours le sommeil à commandement. L’incommodité du traîneau, dans lequel il ne pouvait coucher et à peine étendre les jambes, la fatigue de ce long et pénible voyage, dans une saison si rigoureuse, se réduisirent, pour lui, à avoir les jambes un peu enflées pendant quelques jours, les yeux bouffis, le teint cuivré par l’impression du froid. * L’EMPEREUR À PARIS Chacun me regardait sans prononcer un mot. On ne savait que penser et de mon arrivée et de cette figure qui ne leur paraissait pas celle du nom que l’on avait annoncé. A cette impression produite dans le premier moment, par mon costume et ma barbe, se joignit tout de suite pour tout le monde la réflexion : « Où est l’Empereur ? Quelle nouvelle y a-t-il ?... N’est-il pas arrivé un malheur ? »
Chacun se disait cela sans pouvoir l’articuler. Le terrible bulletin avait paru, on ne s’était pas réveillé le matin sur de douces impressions. On était triste. On ne savait pas l’Empereur à Paris. Pourquoi le grand Ecuyer y était-il ? Pourquoi l’avait-il quitté ? L’heure qu’il était, la pâle lumière d’une lampe, les incertitudes où l’on avait été, les tristes détails que l’on connaissait, ceux auxquels on s’attendait, tout mettait du noir dans l’esprit et le disposait à de tristes pressentiments. Telle était la situation des personnes qui se trouvaient dans le salon, pendant que j’y attendais le retour du valet de chambre, entré dans le cabinet du prince pour m’annoncer. Cette scène muette ne peut se décrire. Tout le monde me regardait sans pouvoir proférer une parole : elles semblaient expirer sur les lèvres. Chacun cherchait son arrêt dans mes regards et l’expression de toutes les physionomies annonçait plus de crainte que d’espérance. Un peu remis du premier étonnement, M. Jaubert, auquel j’adressai la parole, s’écria : « Et l’Empereur, Monsieur le duc… ? »
Il ne put finir sa phrase. Chacun répéta avec, l’air consterné, ces mots :
« Et l’Empereur ? Où est-il ?
– A Paris, répondis-je. » * LE PROJET POLITIQUE Cette conversation amena l’Empereur à parler des différents événements de sa vie. Il revenait avec plaisir sur quelques détails de ses jeunes années, sur ses succès de l’École Militaire, sur sa famille peu favorisée par la fortune, mais tenant cependant un rang distingué en Corse, sur quelques aventures galantes, sur la préférence que lui avaient accordée quelques femmes de la société sur quelques-uns de ses camarades, alors plus marquants que lui. « La lecture de l’histoire me donna de bonne heure, me dit-il, le sentiment que je pourrais faire autant que les hommes auxquels elle assignait les rangs les plus élevés, sans but fixe cependant et sans aller au-delà des espérances d’un général. Toute mon attention se porta sur la grande guerre et sur les connaissances de l’arme à laquelle je croyais être destiné. Je ne fus pas longtemps à m’apercevoir que les connaissances que je désirais acquérir et que je regardais comme le but que je voulais atteindre, étaient encore bien loin de celles auxquelles je pouvais parvenir. Je redoublais donc d’application. Ce qui paraissait une difficulté aux autres me semblait facile. »
Sérieux par caractère, déjà réfléchi par amour de son état, l’Empereur cherchait alors partout l’instruction et l’amour des idées, des vues qui germaient en lui et, principalement, dans les conversations de ceux de ses chefs et de ses camarades dont il avait remarqué la supériorité. La Révolution marchait à pas de géant ; ses idées germaient dans sa jeune tête comme dans celle de beaucoup d’autres. Le corps où il servait était, par sa composition et par son instruction, plus susceptible d’en recevoir les impressions. Il en voyait les progrès avec enthousiasme, mais en condamnait, non seulement les excès, mais même les erreurs avec plus de sévérité que ne l’eût comporté son âge. Encore sans expérience, la conduite de la Cour lui paraissait cependant maladroite, fausse, et surtout faible. Il n’était pas républicain ; il voulait une monarchie tempérée ; il eût défendu le Roi, si le Roi eût voulu l’être, quoique lui et sa Cour ne lui parussent réellement pas de bonne foi. Il désirait, comme beaucoup de gens très royalistes alors, des routes ouvertes au mérite, le moyen de parvenir sans distinction de caste, sans être parent ou ami d’un homme en place ou d’une favorite. Il ne pouvait s’expliquer que les princes ou les nobles se missent à l’abri hors de France et abandonnassent le Roi dans le danger. Il était révolté de ce que l’émigration promenait et montrait sa nullité et son immoralité en Europe, au lieu de se mettre à la tête d’un parti en France, au lieu d’en former un qui eût rallié beaucoup de gens incertains.
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